Texte proposé dans le cadre du concours de nouvelles du festival littéraire l'Ouest Hurlant
Vendaya, ce nom résonne dans ma tête depuis tellement longtemps que j’ai parfois l’impression que c’est le mien. C’est une étrange sensation. À chaque fois que je prononce ce nom, mon cœur se serre, le tournis me prend, et un visage apparaît dans mon esprit. Jamais assez longtemps pour que je puisse l’identifier, mais suffisamment pour me permettre de reconstituer son apparence. Une jeune femme souriante aux longs cheveux dorés et aux yeux de la même couleur. Je sais que je la connais. J’ai l’impression de l’avoir connue. Pourtant j’ai beau chercher dans les photos de familles, sur internet, rien n’y fait. Elle est introuvable. Mais je la connais. J’en suis persuadée.
Je soupire en ouvrant mollement mes paupières lourdes. 16 Octobre, encore un peu à tenir et c’est les vacances. Je m’assois doucement sur le bord de mon lit et laisse glisser ma main sur ma joue humide. Depuis que ce nom m’obsède, je me réveille tous les jours en pleurant silencieusement. Ce n’est pourtant pas un rêve désagréable, pas non plus apaisant. Juste un visage et un nom répété en boucle dans ma tête. Je pose mes pieds sur le tapis et m’étire dans un bâillement. Je me dirige vers la salle de bain pour me passer de l’eau sur le visage. Je m’habille ensuite en deux temps trois mouvements. Une fois fait, j’attrape mon sac de cours et le jette sur mon épaule. Je regarde l’heure sur mon téléphone en soupirant. Ce que j’y lis m’arrache une légère grimace. Encore et toujours en retard. Je descends les escaliers et vole une tranche de pain grillé des mains de ma sœur en lui tirant la langue en entendant ses plaintes. Sur ce, je prends le pain chaud entre mes dents et sors de chez moi. Je vois au bout de la rue mon bus partir. Je soupire pour la troisième fois de la journée et passe une main désespérée dans mes cheveux bruns en bataille. Je n’ai plus qu’à courir.
La dernière sonnerie retentit, me tirant de ce rêve incessant. Je m’essuie les joues rapidement avant que quelqu’un ne remarque que j’avais pleuré. Et je cours vers la sortie précipitamment pour éviter que mon professeur de sciences ne m’interpelle. J’ai comme l’impression que le but de son cours n’était pas de dormir. J’aperçois mon bus à travers les portes vitrées du hall et accélère le pas. Il ne manquerait plus que je loupe mon bus une deuxième fois. Je réussi à y monter et me glisse entre deux personnes, me retrouvant coincée, subjuguée par les merveilleuses odeurs humaines. Le bus de ville est tellement agréable. Je relève la tête quelques minutes plus tard lorsque mon voisin descend. Je me fige sur place. Une jeune fille est assise à l’arrêt de bus, me regardant intensément de ses yeux dorés. Ses longues boucles couleur soleil couronnées de fleurs retombant sur ses épaules habillées d’une légère robe blanche. Elle me sourit un instant, avant que je ne me rende compte que le bus est déjà en train de reprendre sa route. Le sentiment que je ne la reverrais plus jamais me fit paniquer, ma poitrine se soulevant irrégulièrement, mes yeux cherchant désespérément quelque chose. J’appuie sur le bouton d’arrêt et me presse devant la porte. Dès que le bus se stoppe, j’en sors et me mets à courir de toutes mes forces, l’angoisse pénétrant toujours plus profondément dans mes entrailles. Au bout de quelques minutes qui me paraissent interminables, j’arrive enfin à l’arrêt précédent, vide. Je tourne la tête dans tous les sens, reprenant petit à petit mon souffle. Soudain je remarque quelque chose sur le banc. Une couronne de fleurs colorées contrastant avec le gris environnant. Je la prends délicatement en l’observant sous toutes ses coutures. Je soupire une énième fois en levant la tête vers le ciel sombre où apparaissent déjà les premières étoiles. Puis je rentre chez moi, la couronne entre les mains. Arrivée dans ma chambre, je me laisse tomber sur le lit, les fleurs à mes côtés. Je les fixe longuement, la fatigue me gagnant peu à peu. Je ferme doucement les yeux, m’assoupissant.
Lorsque j’ouvre les paupières le lendemain, le visage de nouveau imbibé de larmes, la couronne que je serre maintenant contre mon cœur ne semble pas avoir fanée. Les fleurs semblent même plus ravissantes encore que la veille. Je fronce les sourcils. Je ne les ai pourtant pas nourries. Et puis, personne ne perd une couronne aussi éclatante sans s’en rendre compte, elle l’a forcément fait exprès. Je me relève les sourcils toujours froncés. Je dois retourner à cet arrêt, c’est comme un pressentiment. Je m’habille en vitesse en mettant la couronne sur ma tête, puis descends. Je croise ainsi ma sœur qui siffle en me voyant.
« Quoi ? » dis-je
« Rien, ça te va bien les fleurs c’est tout » répond-elle en tournant les talons. Je reste pantois devant sa remarque quelques instants. Elle ne me fait jamais de compliments. Puis je secoue la tête et repart en courant.
Je me retrouve devant cet arrêt de bus, encore une fois vide. Mon regard glisse sur le banc, espérant peut-être y trouver un indice, n’importe quel message pouvant me guider. Je trouve sur le plastique gris un papillon bleu, magnifique, qui s’envole lentement vers la rue. Il vole sur place quelques secondes alors que je me décide à le suivre. Lorsque que je m’approche, il poursuit son chemin avant de s’arrêter à nouveau, comme s’il m’attendait. Cette petite routine s’installe rapidement, et je poursuis cet étrange papillon longtemps. À vrai dire, je ne sais pas combien de temps cela a duré. Puis Je perds soudain le papillon de vue lorsque je me rends compte que je suis à la lisière d’une forêt. Je vis pourtant en centre-ville. Cependant je n’hésite pas longtemps avant de m’y enfoncer. Peut-être aurais-je dû y réfléchir à deux fois...Quoique, finalement j’ai bien fait, cet endroit est unique. J’observe les alentours, émerveillée. Les arbres me surplombent de toute leur hauteur et les feuilles me caressent les mains et m’effleurent le visage par instant. Je me sens tout de suite apaisée. Je respire à pleins poumons les parfums enivrants de la forêt et tends l’oreille. J’entends des oiseaux chanter, un ruisseau couler puis, comme une voix lointaine, une voix qui me semble familière. Je suis cette douce mélodie pour arriver dans une clairière magnifique. Le genre d’endroit que l’on décrit dans les contes de fées. Un petit lac bleuté miroite les alentours, tandis que quelques rochers mousseux longent l’eau limpide. Sur l’un d’eux, une jeune fille se tient assise, tendant une main vers le ciel, où se pose le papillon bleu que j’avais perdu quelques minutes plus tôt. Elle tourne la tête vers moi, ce visage qui me hante depuis si longtemps se tient devant moi, souriant comme dans mes songes. Je murmure alors, presque inconsciemment, ce nom si beau, si envoûtant. Vendaya. Vendaya. Vendaya. La voilà enfin, parce que je suis sûre que c’est elle : Vendaya.
« Delilah ? » prononce-t-elle de sa voix douce et agréable.
« Tu, tu me connais ? » je demande en bégayant, incrédule. Elle laisse échapper un rire enfantin de ses lèvres fines et plante ses prunelles d’or dans mes yeux gris.
« Bien sûr, je te cherchais. »
« Moi ? Mais, pourquoi ? »
« Tu le saura bien assez tôt... » réplique-t-elle d’un ton à la fois plein de joie et de malice.
Aussi étrange que cela puisse paraître, le son de sa voix m’apaise, je me sens en sécurité. Peut-être aurais-je mieux fait de me soucier de cette petite voix me disant que je ne la connaissais pas, que je devrais me méfier. Mais je me sens tellement bien ici, que je range bien vite cette conscience dans un coin de ma tête. Je m’approche de cette mystérieuse fille, mes pieds avançant sans que je ne le leur demande. Je peux sentir un sourire plaqué sur mon visage, incontrôlable. Ma respiration saccadée par ma course précédente se calme et mon cœur ralentit doucement. Je me sens sereine, protégée. Je peux maintenant voir une croix, une cicatrice sur son thorax. Je ne m’en formalise pas et m’avance vers elle. Mais je perds petit à petit mon sourire alors que l’angoisse que j’avais connu la veille monte en moi. Je la repousse mais maintenant que je ne suis plus qu’à quelques pas du rocher, mon ressentis change subitement, j’ai envie de fuir. Je veux courir dans l’autre sens, mais mes pieds en ont décidé autrement. Je veux crier, mais ma gorge se serre. Je veux pleurer, mais les larmes ne viennent pas. Je veux détacher mon regard du sien, mais je n’arrive même pas à fermer les paupières. Je veux respirer mais j’ai l’impression d’étouffer. Mes pieds butent contre la pierre, me faisant sursauter. Le visage que je trouvais angélique il y a encore quelques secondes me parait maintenant effrayant. Le sourire que je me plaisais à contempler est à présent crispé. Les yeux pétillants qui m’observaient curieusement me dévorent actuellement comme un prédateur qui guetterait sa proie. Ce n’est que maintenant que je remarque les oreilles pointues qui dépassent des cheveux épais de mon interlocutrice. Comme une elfe. La créature prend mon visage entre ses mains et mon cœur s’arrête. Cette forêt qui paraissait si vivante quand j’y suis entrée me semble silencieuse, sombre. L’eau reflétant les rayons du soleil est à présent noire, épaisse. Le papillon bleu gît à mes pieds, ses frêles ailes ternies immobiles. Comme si la forêt tout autour venait de mourir sous mes yeux. Mon regard de plus en plus effrayé se reporte sur la créature. Elle sourit doucement, comme pour me rassurer. Mes yeux s’attendrissent automatiquement.
Je me sens de nouveau bien. Mon envie pressante de partir disparut aussitôt que sa voix retentit :
« Tout va bien Delilah, tout est parfait. »
« Oui, tout est parfait. » je murmure dans un sourire.
La voix dans le coin de ma tête me crie que je ne la connais pas, et qu’elle n’est pas sensée me connaître. Je perds le rictus qui ornait mon visage, mes yeux s’assombrissent et mes muscles se raidissent instinctivement. Je suis irrémédiablement attirée vers elle, comme un aimant. Je tente de résister, essayant de dégager ma tête de son emprise. J’ai l’impression de crier alors que mes lèvres restent scellées. Elle rapproche son visage du mien, un sourire en coin. Ses doigts délicatement posés jusqu’à lors sur mes joues se crispent et ses ongles aiguisés se plantent dans ma chair, m’arrachant un gémissement de douleur. Mon corps est instantanément paralysé, comme si elle avait injecté du poison sous ma peau. Je sens quelque chose de chaud couler le long de mes joues. La douleur est si intense que je serais incapable de dire si la cascade roulant sur ma peau est faite de larmes ou de sang. Sûrement des deux. Mes sanglots restent bloqués au fond de ma gorge, m’empêchant de respirer. Je rassemble le peu de force qu’il me reste pour au moins fermer les yeux, essayant d’oublier le visage angélique du diable qui me fait face. Ses doigts s’enfoncent plus profondément, me faisant cette fois hurler de douleur, comme si je recouvrais enfin la voix après tout ce temps. Ce hurlement me fait alors comme un électrochoc, je retrouve tous mes sens et mes mains empoignent les bras de mon agresseur, la faisant sursauter. J’arrive à me défaire de sa prise et fais volte-face, avec pour projet de sortir d’ici. C’était peut-être un peu ambitieux compte tenu du sol instable sur lequel je me tiens. Je baisse le regard, les sourcils froncés. J’étais persuadée que le sol n’était que de la terre recouverte d’un tapis de feuilles d’automne. Il faut croire que je marche depuis le début sur quelque chose qui semble vivant puisque mes pieds sont maintenant ensevelis sous les feuilles orangées. Je sens l’humidité de la terre s’immiscer dans mes chaussures alors que la panique déjà bien installée dans mon corps augmente de nouveau. Les bruits autour de moi s’estompent alors que les battements de mon cœur s’intensifient et résonnent sur mes tempes. Le tournis me prend et un acouphène sonne à mes oreilles. La clairière commence à tourner lorsque je sens avec horreur quelque chose m’agripper la jambe. Mes yeux s’écarquillent à la vue de bras. Des bras frêles et blancs sortent de la terre et empoignent mes chevilles brutalement, me faisant vaciller plus que le tournis ne le faisait déjà. Je crois que c’est à ce moment que je me suis évanouie.
Naïvement, je pensais que ce cauchemar était terminé, et que je me réveillerais sur mon lit, dans ma chambre, les joues humides, comme d’habitude. Mais lorsque j’ouvre les yeux, la lumière du soleil filtrant par ma fenêtre ne m’aveugle pas, il fait sombre. Je sonde les alentours en cherchant désespérément un objet familier, sans jamais en trouver. La panique me gagne peu à peu, et je ferme puis rouvre les yeux plusieurs fois, comme pour m’assurer que je suis éveillée. Malheureusement, j’ai beau essayer de me réveiller, la réalité me rattrape bien vite, et je suis obligée d’admettre que, aussi surnaturel que cela puisse paraitre, ce n’est pas un rêve. Je tente de me passer une main sur le visage, mais je sens à la place quelque chose entraver mon mouvement. Je tourne mon regard vers la droite, où je vois mon poignet attaché par des liens verts à un mur de pierre. Ils ressemblent à des lianes. Je tire de toutes mes forces, mais je suis incapable de m’en détacher. Alors je prends une grande inspiration et tire de plus belle, espérant me libérer. Mais rien n’y fait, plus je tire, plus les liens se resserrent. Je glisse mon regard vers la gauche, pour constater le même résultat. Je baisse les yeux vers mes pieds eux aussi attachés solidement, et soupire, de désespoir, de frustration, de rage, de tristesse, de panique. Toutes ces sensations m’arrachent une larme qui coule le long de ma peau. Soudain je pousse un cri de douleur. L’eau salée vient de s’immiscer dans ma plaie encore fraîche. Je serre les dents alors que d’autres perles dévalent mes joues, la douleur se faisant de plus en plus intense. Je regarde les gouttes de sang et de larmes mêlées tomber sur la pierre froide, ma vue brouillée par l’eau. Alors que je m’apitoie sur mon sort, je vois du coin de l’œil quelqu’un s’approcher. Je sursaute à l’entente de sa voix, relevant immédiatement la tête. J’essaie de me dégager, sans succès, de ces lianes solides, voulant à tout prix sortir de cet endroit sordide. Des grognements s’échappent de mes lèvres tandis que l’elfe avance doucement vers moi, ce sourire mi bienveillant mi machiavélique toujours plaqué sur le visage. Les larmes roulent de plus belle, mes gémissements de douleur et mes cris de rage s’entremêlant dans des sons étranges alors que la jeune créature se rapproche.
« Tu as bien dormi Delilah ? » demande-t-elle sur un ton faussement innocent qui m’irrite les oreilles.
Je la fixe avec un regard noir pour toute réponse, ce qui, en somme, semble l’amuser. Elle laisse sortir un rire horripilant de ses fines lèvres avant que son sourire ne s’efface.
« Je suppose que les humains sont tous aussi faibles les uns que les autres. Que veux-tu ? À peine ais-je commencé à t’effleurer les joues que tu t’es mise à hurler...Vous êtes pathétiques. » ajoute-t-elle en me regardant dans le blanc des yeux, me provoquant.
Et à vrai dire, la provocation fonctionne plutôt bien sur moi. Alors je mets toutes mes peurs de côté pour lui répondre d’une voix sifflante :
« Pathétique ? Ce n’est pas moi qui attire les gens dans un endroit sans témoins, de peur de se faire attraper. C’est toi qui es pathétique, tu es lâche Vendaya. »
« Vendaya ? »
« C’est bien ton nom ? » dis-je tout à coup moins certaine.
« Oui. Mais je t’interdis de le prononcer ! » hurle-t-elle, faisant ressortir les veines de son cou.
« Alors pourquoi l’as-tu gravé au plus profond de mon esprit ? »
je hurle moi aussi à présent, ne comprenant pas les intentions de mon interlocutrice. Aussitôt après avoir usé mes cordes vocales de la sorte, ma gorge brûle, irritée par mes cris, et par les nombreuses traces laissées par la créature. Les larmes coulent de plus belle, des sanglots silencieux faisant tressauter mes épaules. Je relève le regard, refusant de me laisser intimider plus que je ne l’avais déjà laissé paraître. C’est là que je perçus le regard perçant qu’elle me lançait depuis de longues secondes je pense. Ce simple regard refroidit toutes mes intentions de rébellion en un instant. Moi qui pensais avoir assez de force mentale pour affronter Vendaya, la douche glacée effaça mes convictions. Ses yeux me transpercent avec de plus en plus d’ardeur, j’ai presque l’impression qu’elle peut me sonder. Allant au plus profond de mon être, passant par mes plus sombres pensées, creusant jusqu’au premier de mes souvenirs. J’ai ainsi le sentiment que cette créature me connaît mieux que moi-même. Il y a de quoi avoir peur. Une sueur froide descend désagréablement le long de mon échine lorsque Vendaya esquisse un sourire en coin. Peut-être lit-elle réellement dans les pensées ?
« Peut-être » murmure-t-elle doucement, me faisant perdre toute once de sang-froid. Je sens mes pupilles trembler de peur. Mon souffle s’accélère, y a-t-il ne serait-ce qu’un moyen d’échapper à ce monstre tout droit sorti de l’imagination d’un fou ?
« Ne cherche pas, tu n’en trouveras pas. » ricane-t-elle en partant.
Je me retrouve de nouveau seule, la gorge en feu, sèche, déshydratée, la faim et la peur me tordant et me retournant l’estomac. J’aurais au moins espéré qu’elle me rapporte de quoi me désaltérer.
Les heures passent, sans signe de vie autre que l’araignée tissant sa toile dans le coin de la grotte. Le temps s’écoule à la même vitesse que la faim et la soif grandissent. La peur se transforme lentement en désespoir, et l’atroce douleur de mes blessures ne laissèrent bientôt plus qu’un léger picotement désagréable. Mes membres attachés commencent à fatiguer, mes paupières peinent à rester ouvertes plus de quelques minutes.
Je me réveille, au même endroit, la seule différence étant que je suis à présent assise, les pieds déliés, les bras toujours accrochés par les étranges lianes que je considère comme magiques. Je laisse mon regard vide d’énergie glisser aux alentours, espérant sans vraiment y croire quelque chose de différent. Mes yeux s’écarquillent lorsque je vois devant moi une bouteille d’eau et un bol de nourriture peu ragoûtante à vrai dire, mais qui semble comestible. J’hésite quand même quelques instants, très peu finalement, tant la faim me fait signe de sauter sur ce modeste repas. Je vais pour prendre la bouteille avant qu’une douleur au poignet ne me rappelle la situation dans laquelle je suis. Je peine à l’attraper mais finis par dévisser le bouchon en coinçant l’objet entre mes jambes et en me penchant afin d’ouvrir la bouteille avec mes dents. Je ne sais pas comment je m’y suis prise pour y parvenir, mais l’eau fraîche dégouline maintenant dans mon gosier asséché. Je me débrouille comme je peux pour avaler un peu de cette nourriture douteuse.
À chaque fois que je me réveille, un bol de « nourriture » est déposé à mes pieds avec de l’eau. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis bloquée ici, mais je n’ai pas revu Vendaya. J’ai donc supposé qu’elle venait lorsque je dormais. Ou bien qu’elle faisait apparaître tout ça par magie. Cette hypothèse ne me parait même plus absurde.
« Mais bien sûr, de la magie ? Vraiment ? » retentit une voix que je n’aurais jamais plus voulu entendre.
« Tu me penses capable de magie ? » dit-elle en me faisant relever les yeux vers elle, comme pour me montrer qu’elle était bien supérieure à moi.
Je veux répondre d’une façon cinglante, avec une remarque sarcastique, peu importe, mais ce qu’elle vient de dire me frappe de plein fouet. Elle vient de lire dans mes pensées. Et cette réalisation a pour effet de nouer ma gorge et d’y bloquer les mots. Elle me regarde malicieusement avant de s’accroupir face à moi, ses longs cheveux dorés étalés sur le sol, ses yeux lumineux plongés dans les miens. Je soutiens son regard, essayant de repousser la peur. De toute façon, je ne vais pas pouvoir fuir, alors autant lui poser la question qui brûle mes lèvres. J
e souffle un coup et lui crache ces mots :
« Qu’est-ce que tu veux ? »
Elle ne dit rien, me prends simplement le menton d’une main, m’observant. Ses yeux perçants me sondent une fois de plus. Alors je décide de réitérer ma question.
« Mais qu’est-ce que tu veux à la fin ? »
« La vengeance. » souffle-t-elle de façon à ce que je puisse à peine l’entendre.
« La vengeance ? Mais qu’est-ce que je t’ai fait ? » Je sens ma voix trembler alors que les derniers mots ne sont plus que murmures.
« Toi ? Rien. Les humains ? Ils m’ont chassé, traqué, en seule raison de mon éternité et de ma puissance. » répond-elle en resserrant sa prise sur ma mâchoire.
« Alors pourquoi moi ? » Dis-je dans un souffle, les larmes me montant aux yeux.
« Comment ça pourquoi toi ? Tu es bien humaine non ? Alors tu es comme ces chasseurs de prime. »
« Non ! » m’exclame-je d’un coup, ne faisant qu’énerver mon ravisseur, qui, de nouveau, enfonce ses ongles dans ma peau.
Je grimace mais ne baisse pas le regard. Elle grince des dents et je continue.
« Non, je ne veux pas te chasser, je n’ai rien à voir avec ça. Je suis même sûre que je n’étais même pas née quand tu as subi toutes ces choses. »
« Balivernes. » crache-t-elle « Toi aussi tu veux me voler mon immortalité ? Regardes cette cicatrice, c’est toi, vous, tous les humains qui me l’ont infligée ! » continue-t-elle en dégageant ses boucles de son thorax, pour que je puisse voir la croix que j’avais aperçu la première fois.
« Je n’en veux pas de ton immortalité ! Je veux juste sortir d’ici ! » dis-je, à bout de souffle, en essayant de détourner mon regard de sa blessure qui semble douloureuse.
« Alors comment m’as-tu trouvée ? »
« Je ne t’ai pas trouvée, tu m’as attirée ici ! »
Les paroles que je débite sont de plus en plus tremblantes, et ce pour deux raisons. Premièrement, cette femme éternelle est effrayante, et deuxièmement, je comprends de moins en moins ce qu’elle me dit. Pourtant son regard perdu me pousse à continuer.
« Tu t’es projetée dans mes rêves, pendant plusieurs mois, peut-être plusieurs années, je ne m’en souviens plus. Alors quand je t’ai vue à cet arrêt, j’ai essayé de te retrouver. »
Ma tirade la laisse muette de longs instants, alors que je vois plusieurs émotions passer dans le doré de ses yeux. L’incompréhension, puis comme un éclair de génie, la peur, et enfin la colère assombrit de nouveau ses beaux yeux. Elle serra les dents et me fixa durement, me faisant déglutir. Puis sa voix retentit, et pourtant ses lèvres sont scellées. Je fronce les sourcils et me concentre sur sa voix. Elle résonne dans ma tête, doucement, comme dans la clairière. J’écoute paisiblement ses mots qui paraissent à la fois rassurants mais qui sonnent comme une prévention.
Delilah écoute moi, ça va peut-être te paraître fou, mais tu es possédée par une entité.
« Q-quoi ? » dis-je, tremblante.
Ne crie pas je t’en supplie. Elle nous écoute sûrement mais elle n’est pas capable de lire dans ton esprit comme je le fais. Contente-toi de hocher la tête quand tu comprends et de froncer les sourcils quand tu ne comprends pas. Clair ?
Je hoche vigoureusement la tête, attendant la suite.
Quelqu’un a manipulé tes rêves dans le but de me retrouver. Je suis à peu près certaine de son identité.
Je fronce les sourcils, prononçant une question dans mes pensées : « Pourquoi ? ». Et elle semble le comprendre puisqu’elle reprend.
C’est comme ça. Mieux vaut pour toi que tu n’en sache pas trop. Écoute, le seul moyen de te débarrasser de ça c’est que je te tue.
« Quoi ?! »
Oui je sais c’est un peu soudain. Je suis vraiment désolée...
Je ne peux m’empêcher de laisser les mots mourir dans un murmure entre mes lèvres.
« Ça nous mène à quoi ? Je vais mourir pour que tu puisses vivre une vie que tu as déjà vécue ? »
Delilah Je t’en supplie tais-toi ! Elle peut t’entendre je t’en supplie.
Elle m’implore, les mains jointes dans une prière silencieuse, ce qui me perturbe premièrement. Puis je me souviens que cette même créature qui me supplie les larmes aux yeux a tenté de me tuer, et en a encore l’intention. Je me ressaisis et détourne mon regard de ses yeux humides. Je soupire et capitule. Peut-être est-ce mieux ainsi ? Au moins je mourrais en donnant ma vie à quelqu’un.
« Bon...tue-moi qu’on en finisse...ça sera fait. »
Vendaya relève la tête qu’elle avait abaissée plus tôt et ses yeux se plantent dans les miens. Elle paraît surprise, les mots lui manquent. Elle ouvre plusieurs fois la bouche pour finalement la refermer. Je ne peux pas lui en vouloir, apprendre d’un coup que l’humain a un cœur alors qu’elle a vécu des siècles, des millénaires peut-être, convaincue du contraire n’est jamais facile.
Je lui souris tristement et ferme les yeux, je soupire une dernière fois, attendant la sentence. Je sens une larme rouler sur ma joue endolorie, puis une main chaude l’effacer. Je sursaute au contact puis me détend.
Une douleur atroce se propage en moi, partant de ma gorge, là où, je suppose, elle vient de poser son arme. Je me sens partir dans les ténèbres, puis je ne sens plus rien. Je l’entends tout de même murmurer quelque chose que je traduis par « Je trouverais un moyen, je te le promets » Mais je suis incapable de penser, je ne comprends pas ce qu’elle veut dire, je ne sais même pas à qui appartient cette voix.
Je suis morte.
Je suis morte.
Je suis morte.
Je soupire en ouvrant mollement mes paupières lourdes. 16 Octobre, encore un peu à tenir et c’est les vacances. Je m’assois doucement sur le bord de mon lit et laisse glisser ma main sur ma joue humide. Depuis que ce nom m’obsède, je me réveille tous les jours en pleurant silencieusement. Ce n’est pourtant pas un rêve désagréable, pas non plus apaisant. Juste un visage et un nom répété en boucle dans ma tête. Je pose mes pieds sur le tapis et m’étire dans un bâillement. Je me dirige vers la salle de bain pour me passer de l’eau sur le visage. Je relève les yeux vers le miroir et me stoppe instantanément. Je porte une main à mon cou, que j’effleure avec précaution.
Là, dans mon reflet, je vois une cicatrice barrer ma gorge. Je la sens sous mes doigts, je la suis doucement. Je fronce les sourcils, incapable de me souvenir de ce qu’il s’est passé. Puis je vois mon reflet laisser couler une larme, puis deux, trois, un flot incessant. Je ne sais pas ce qu’il m’arrive, la seule chose qui résonne en boucle dans ma tête est ce nom étrange :
Vendaya.
Par Suzie LEMAIRE
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