Les Anglais disent bitter. Nous « amer ». Nous avons tous, un jour ou plus longuement, ressenti ce mécontentement, cette aigreur, cette impression que le monde, les autres, l’État, les étrangers, les riches… prennent un malin plaisir à nous priver de ce qui nous est dû. La tendance peut être alors de rechercher des coupables. « C’est à cause d’eux que ça ne va pas… » Dans son dernier livre Ci-gît l’amer, la philosophe Cynthia Fleury relie ce que vivent des milliers d’hommes et de femmes, qui ont de vraies raisons de trouver leur sort injuste, et la tendance d’une société en crise à désigner des boucs émissaires. Les plus fragiles d’entre nous connaissent une dégringolade que notre système social ralentit en partie. Certains retrouvent, grâce aux associations, aux services publics, une certaine dignité. D’autres, qui pourraient – auraient pu ? – s’insérer, restent sur le bas-côté, à ruminer et à en vouloir à « la société ». Gâchant leurs chances d’avoir une vie professionnelle, amoureuse, satisfaisante. Cynthia Fleury, qui est aussi psychanalyste, pose la question : pourquoi certains ne se remettent-ils jamais des manques de leur enfance, qui ne sont pas que matériels ? Jusqu’à haïr plutôt qu’agir. Retrouver de la lucidité sur ce qui nous arrive, remettre en mouvement notre volonté, c’est le travail d’une vie. Certains ont bien réussi, comme le militant anticolonialiste, médecin en Algérie, Frantz Fanon (1925-1961) dont Cynthia Fleury trace un beau portrait. La tâche n’est donc pas impossible.
Paul Goupil
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